Pair-aidance : la clé de l'émancipation

Alors que les traitements médicaux ne cessent de progresser, qu’en est-il de l’après, du soin des patients, souvent livrés à eux-mêmes à la suite d’un trouble physique ou psychique ?
Légende ci-après
Pair-aidance : la clé de l'émancipation ©Shutterstok

Née en France dès le XVIIIe siècle puis conceptualisée aux États-Unis au cours des années 1970, la pair-aidance repose sur un principe simple : le partage d’expérience et l’entraide entre personnes ayant connu ou connaissant les mêmes troubles dans l’objectif de favoriser leur rétablissement et de les aider à regagner confiance. Faciliter la vie quotidienne, comprendre son expérience et lui donner un sens, construire, grâce à la valeur de l’exemple, des projets et des voies pour les mettre en œuvre, gagner en autonomie, participer davantage à la vie en société… Les bienfaits de la pair-émulation, qui facilite la rupture avec des représentations incapacitantes que peuvent avoir intériorisées les personnes handicapées sur elles-mêmes, sont multiples, pour les individus concernés mais aussi pour la société dans son ensemble. En effet, détenteurs d’un savoir expérientiel* aussi rare qu’utile, les pairs-aidants peuvent contribuer à l’amélioration de la qualité des soins et des services en collaborant avec les professionnels de santé. Plusieurs projets soutenus par l’Agefiph, menés par Paralysie Cérébrale France, la Croix-Rouge ou l’Université des Patients, pionnière en ce domaine, ont pour objectif de valoriser les savoirs issus de l’expérience et de faire de la pair-aidance une activité reconnue, rémunérée et épanouissante. Découverte d’un concept en pleine évolution avec Catherine Tourette Turgis, fondatrice de l’Université des Patients et professeure titulaire de la chaire « Compétences et Vulnérabilités » à Sorbonne U et Cynthia Fleury, professeure titulaire de la chaire « Humanités et Santé » au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) et de la chaire « Philosophie à l’Hôpital » au GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences. 

* : Savoir acquis par l'expérience personnelle, en dehors du cadre usuel de l'enseignement.

 

Comment est née la pair-aidance ?

Catherine Tourette Turgis : En 1935, deux personnes souffrant d’une dépendance à l’alcool et de ses répercussions sociales négatives décident, dans un contexte de faiblesse des réponses médicales et psychothérapeutiques, d’échanger sur le vécu de leur expérience. Les effets positifs de ce dispositif d’entraide mutuelle, exempt de toutes interventions extérieures, sont immédiats. Ce mouvement sera suivi par l’émergence d’autres mouvements d’auto-support comme celui des « Narcotiques Anonymes ».
Les collectifs de malades sont nés dans le cadre de pathologies, comme celles liées à la dépendance, où il n’existe pas de consensus sur l’efficacité des traitements. Ils ont plus de chances de se faire entendre dans les parcours de soin complexes, exposés aux errances thérapeutiques. Dans le cas plus politique de la lutte contre le Sida, ce sont les malades qui ont guidé les premiers raisonnements médicaux et ont orienté les politiques publiques de prévention et de soin. De même, dans le domaine de la santé mentale, ce sont les patients qui ont découvert la notion de rétablissement et qui l’ont imposée dans le champ de la psychiatrie. Le rétablissement signifie la prise en compte des dimensions non médicales de la maladie et ce dès le diagnostic. Il faut faire partir deux lignes d’action en même temps dans le parcours de soin, l’une centrée sur la rémission symptomatique et l’autre sur le devenir de la personne. Or cette dernière requiert des pratiques de pair-aidance et de soutien mutuel qui représentent l’espoir ! Les pairs-aidants ont démontré leurs capacités à transformer leur humiliation en résistance et leur stigmatisation en outils et en force.

Cynthia Fleury : Les patients sont l’« histoire incarnée » de la médecine, de la santé publique et de la démocratie sanitaire. Ce sont des acteurs tant de l’épistémologie des sciences que du progrès démocratique. Que ce soit à l’Université des Patients ou au sein des chaires du Cnam et du GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences, nous défendons une fonction soignante en partage, mais aussi la capacité du vulnérable à générer des solutions. D’ailleurs, nous co-construisons tous nos prototypes et protocoles avec les patients.

À quoi la pair-aidance sert-elle ?

C. T. T. : Le recours à la pair-aidance permet de réduire le stigmate, les marques, liées à la maladie ou au handicap, d’attester les expériences, chez les pairs-aidants comme chez les personnes accompagnées et de développer une forme de validation des ressentis. C’est aussi pouvoir s’exprimer sur le vécu des traitements et de la prise en charge sans se censurer. Il en va de même pour les proches, qui ont eux aussi besoin d’échanger avec des proches pairs-aidants. Mais ce partage ne doit pas nous faire oublier que la santé et le handicap sont des objets de discriminations. En ce sens, la reconnaissance par autrui est un moyen de maintenir son estime de soi, essentielle pour faire face aux épreuves dans lesquelles on se retrouve seul dans la vie quotidienne. Cependant, des malentendus persistent : les pairs-aidants soutiennent leurs pairs dans leur effort pour discerner les tenants et les aboutissants des situations qu’ils traversent, pour se défaire des processus de stigmatisation et de désaffiliation, mais ils ne sont pas là pour créer des attitudes adaptatives, ni pour résoudre des conflits. Leur but est d’améliorer la qualité des soins en se préoccupant des subjectivités qui s’y jouent. 

C. F. : À l’heure actuelle, en France, le système de santé a recours à la pair-aidance parce qu’il est suffisamment mature pour accepter les résultats des études qui en ont démontré les bénéfices directs pour les usagers, pour les équipes de soin mais aussi pour les instances de décision en santé qui découvrent, au-delà des composantes médicales de la maladie ou du handicap, son impact et ses composantes existentielles, intimes, émotionnelles, sociales, professionnelles.

Quel est son ancrage vis-à-vis du monde professionnel ?

C. T. T. : L’Université des Patients-Sorbonne Université propose depuis 2010 des parcours diplômants à des malades qui désirent transformer leur expérience en expertise au service de la collectivité. Nous avons diplômé à ce jour plus de 350 patients, titulaires d’un de nos trois DU Education thérapeutique, Démocratie en santé ou Patient partenaire en oncologie, mais il reste encore à définir la nomenclature du champ de l’expertise en santé pair. Quelle place leur accorder ? Quel nom leur donner ? En parallèle, les services de soin doivent être préparés à recevoir des pairs-aidants car leur arrivée peut être perçue comme critique. Le monde de la santé n’est pas encore prêt à adopter une approche partenariale de la prise en charge même si, en santé mentale, de nombreux pairs-aidants interviennent déjà, y compris en tant que salariés. Ces derniers rencontrent de nombreuses difficultés comme des statuts précaires, des salaires peu élevés, de fortes résistances des équipes à l’irruption de professionnels « non qualifiés »…

 

En quoi la pair-aidance participe-t-elle à la construction d'une société plus inclusive ? 

C. T. T. : La chaire « Compétences et Vulnérabilités », qui a vu le jour en 2022 à la faculté de médecine de Sorbonne U , aborde les vulnérabilités par la porte de la maladie et des compétences. Ces deux notions sont interdépendantes. Dans certains cas par exemple, les compétences des uns vulnérabilisent les autres. Par ailleurs, les politiques publiques survulnérabilisent les personnes vivant avec la maladie dans la manière dont elles organisent les parcours de soin. La plupart du temps, en échange de soins procurés, on prive la personne de son pouvoir d’agir. 

C. T. T. et C. F. : Nous croyons au contraire, et nos deux chaires y participent, que les savoirs expérientiels liés à des parcours de vie en situation de vulnérabilité sont précieux et représentent une autre forme d’expertise qu’il est crucial d’intégrer dans les universités, les entreprises, les associations et au sein des pouvoirs publics pour créer une société où tout le monde compte, où personne n'est méprisé, humilié, mis au placard. Rien ne bougera tant que l’on n’intègrera pas les personnes vulnérables à la table des décisions afin qu’ils puissent agir justement, faire des propositions innovantes, exercer leurs capacités critiques. Combiner participation, reconnaissance, dignité et contestation est essentiel pour avancer, mais il faut préparer les professionnels soignants et encadrants à cette perspective. Des mouvements de luttes comme cela s’est fait dans certaines maladies sont nécessaires si l’on veut arriver à ce qu’un pair-aidant recruté dans un service soit considéré comme un collègue et si l’on veut que le stigmate lié à la maladie ou au handicap puisse se transformer en fierté.

Quelles perspectives pour la pair-aidance ?

C. T. T. : J’ai décidé de continuer mes travaux sur le rétablissement en créant un centre de bilan de compétences sensible aux épreuves de santé en commençant par le cancer. 25% des personnes ayant survécu à leur cancer et en âge de travailler sont en situation de désinsertion professionnelle deux ans après leur diagnostic. Il ne suffit pas d’être guéri pour être rétabli dans ses droits les plus élémentaires. 

C. T. T. et C. F. : On vit dans un système validiste, où les personnes valides sont la norme sociale, qui ne laisse aucune chance à celles et ceux qui désirent reprendre leur place après un parcours de soin intense. Catherine et moi désirons intervenir au moment du rétablissement qui reste un impensé social, c’est pourquoi nous sommes engagées chacune et ensemble dans des innovations socio-thérapeutiques !

Publié le 24 Avril 2023