Travail et cancer du sein : innover dans les entreprises et les organisations

Par Pascale Levet, déléguée générale Le Nouvel Institut, professeure associée à l'Université Jean Moulin et Antoine Dezalay, chef de projet Le Nouvel Institut

Focus sur une recherche action soutenue par l'Agefiph depuis 2019 avec l'INCa, la fondation Malakoff-Humanis et le FIPHFP

Travailler avec un cancer, une maladie chronique, un handicap, en situation d’aidant… et depuis le confinement, on pourrait ajouter : travailler avec de jeunes enfants dans la même pièce… Toutes ces situations ont un point commun : elles concernent des salariés dont la capacité productive est affectée par une forte incertitude et un niveau élevé de variabilité d’un jour à l’autre, voire dans une même journée.

Que faut-il changer dans l’organisation du travail et son management, dans son encadrement juridique et conventionnel, dans certains outils de gestion pour répondre à ces situations à la fois extraordinaires et pourtant fréquentes ? Peut-on encore envisager des réponses au cas par cas, une éligibilité contrôlée à des dispositifs sur mesure, ou peut-on se servir de ces situations comme d’une loupe pour expérimenter de nouveaux modèles sociaux de performance ?

Un projet d’innovation ouverte pour contribuer à faire évoluer le maintien en emploi

 « Travail et cancer du sein dans les entreprises et les organisations » est un projet d’innovation qui entend contribuer aux efforts menés actuellement pour améliorer les politiques et les pratiques de maintien en emploi, en expérimentant des dispositifs innovants, en environnement réel – en entreprise donc – pour permettre à toutes celles et ceux qui veulent travailler pendant ou après un cancer de pouvoir le faire.

La loupe sur le cancer du sein empruntée par le projet constitue une porte d’entrée particulièrement pertinente pour interroger et tenter de dépasser les limites des dispositifs de maintien en vigueur ; en effet, la plupart des entreprises ont connu un ou des cas de cancer du sein dans leurs effectifs, et disposent donc d’une expérience en la matière ; en outre, dans la plupart des cas, les dispositifs de maintien ordinaires comme la RQTH, le temps partiel thérapeutique, les mesures de télétravail pour raison de santé, ont été peu sollicités ou l’ont été dans des bricolages plus ou moins réussis. Ainsi, en entreprise, des personnes concernées – les salariées ayant eu un cancer évidemment, mais aussi leur manager, les services fonctionnels, les collègues, les élus, les services de santé, …- ont accumulé des expériences et des connaissances, souvent en dehors des cadres de référence en vigueur. Elles partagent un consensus tacite pour affirmer qu’il ne suffit pas d’étendre ce qui existe déjà pour répondre aux enjeux du retour et/ou du maintien en emploi sur le terrain.

Le projet se propose donc d’explorer de nouvelles voies pour répondre à ces situations, dont on peut parier que, sous l’effet des progrès thérapeutiques et du vieillissement démographique, elles vont se multiplier, avec des attentes sociétales que les résultats des études épidémiologiques (témoignant de la corrélation positive entre le fait de travailler et l’espérance de vie en santé cinq ans après un cancer) vont renforcer. Mais aussi, avec à l’esprit le fait que les organisations productives sont marquées en France par une intensité élevée du travail, une autonomie assez faible, un rythme soutenu de changements et de restructurations, un absentéisme en croissance. Innover représente donc à la fois une gageure et une nécessité.

Quelles nouvelles voies explorer pour innover dans le maintien en emploi ?

Les situations engendrées par la survenue d’un cancer du sein en âge de travailler[1] ont fait l’objet de nombreuses études et recherches qui permettent d’en connaitre des enjeux clés en termes de retour et de maintien en emploi : un arrêt souvent long (10 mois en moyenne), seule une minorité des femmes qui souhaitent travailler pendant leurs traitements y parviennent, une large majorité d’entreprises disent avoir des difficultés à gérer le retour à l’emploi, une majorité de femmes qui souffrent de séquelles de leurs traitements et presque la moitié qui estiment que leur cancer a eu un impact défavorable sur leur carrière, des difficultés renforcées pour les femmes peu diplômées et occupant des emplois pénibles (qu’on trouve dans tous les secteurs : industrie, commerce, services,…).

Des recherches[2] permettent de mieux comprendre ce qui se joue derrière ces données, notamment le fait que la santé – qui ne se résume pas à l’absence de maladie – se (re)construit aussi au contact de l’activité, pour peu que celle-ci autorise les marges de manœuvre que la variabilité et l’incertitude sur les capacités productives réclament pour tenir ensemble travail, performance et santé. Les travaux de recherche mettent donc en évidence le fait que, dans le cours de son activité de travail, la personne n’est jamais passive mais qu’au contraire, elle déploie des stratégies, les ajuste à sa santé, au travail à faire, aux résultats à atteindre, à la façon dont le collectif se comporte, aux attentes de ses pairs, de son manager, etc.

Ces études et recherches, outre leur intérêt stricto sensu, sont également très importantes car elles concourent à expliciter les enjeux du travail pour progresser dans le maintien, alors que la centration sur l’emploi tend à écraser ces enjeux décisifs.

Ainsi, tant les difficultés du retour ou du maintien que les conditions organisationnelles qui le rendent plus ou moins possible et les stratégies déployées pour articuler travail et santé forment un bon point de départ pour interroger de nouveaux cadres de référence, juridique, organisationnel, managérial.

Le projet travail et cancer du sein creuse particulièrement trois d’entre elles :

  • Promouvoir les conditions dans lesquelles le travail peut être constructeur de santé, ce qui sollicite un élargissement des représentations dominantes, enchâssées dans un modèle où le retour et le maintien en emploi sont gouvernés par le souci de « protéger » le ou la salariée, considéré comme vulnérable, fragilisé et devant donc être « pris en charge » dans une stricte logique de prévention. Elargir ces représentations passe par une meilleure prise en compte des ressources de l’activité et des conditions dans lesquelles les personnes parviennent à les mobiliser pour faire un travail de santé.
  • Equiper l’autonomie et l’initiative des « salariés, maitres d’ouvrage de leur santé et de leur trajectoire professionnelle », et donc fondés à décider des options qui vont leur permettre d’articuler travail et  santé. Concrètement, le projet conçoit et teste une démarche outillée pour soutenir la production de savoirs d’expérience du travail en santé.
  • Sécuriser l’encadrement du « travail constructeur de santé », par contraste avec le travail conçu comme un ensemble de risques, la santé au travail limitée à la prévention des risques et la maladie encadrée juridiquement par « la suspension du lien au travail et la qualification en incapacité, invalidité ou inaptitude les (im)possibilités des travailleurs »[3] . Avec des expérimentations telles que par exemple rendre possibles des alternatives à l’arrêt à temps plein, compléter les dispositions de temps partiel thérapeutique par du temps choisi, tester des dispositifs de télétravail pour raison de santé non pas plus généreux en nombre de jours mais plus flexibles dans les usages.

 

Expérimenter en environnement réel pour produire des connaissances et des propositions pour innover

Un référentiel d’innovation ouverte

Le projet « travail et cancer du sein dans les entreprises et les organisations » repose sur une méthodologie spécifique, définie par le référentiel du Living Lab : il s’agit d’un projet d’innovation ouverte qui s’appuie sur un écosystème de partenaires et qui promeut un processus de co-création avec les « usagers finaux ». Un dispositif d’action, d’expérimentation et de production de connaissances qui répond aux défis des problèmes non résolus tels que le maintien en emploi : il part du réel, ou plutôt « des réalités » de chacun des protagonistes en prise avec ces questions dans les entreprises et les organisations et à partir de ces réalités, le projet soutient la co-construction des expérimentations pour tenter de dépasser ces problèmes, avec ceux-là mêmes qui les vivent.

Ainsi, la méthodologie s’attache à produire des coopérations inédites avec des acteurs qui n’ont pas les mêmes enjeux ni les mêmes raisons d’agir ensemble et accorde une place centrale à l’action.

Les usagers (ici les femmes concernées par un cancer du sein, des salariés concernés par une maladie chronique, un handicap, une situation d’aidant, leurs collègues et managers, les directions des entreprises, les représentants du personnel, les services de santé au travail selon l’échelle de l’action à laquelle on se situe), sont mobilisés dans leur environnement professionnel ordinaire pour en comprendre et en décrire les pratiques, pour envisager avec eux des expérimentations de nouvelles pratiques possibles, lesquelles sont mises en œuvre et évaluées.

Le projet, accompagné par un conseil scientifique, mobilise autour des usagers des partenaires directement engagés dans les enjeux dont il est question : institutions (Agefiph, Inca, Direction générale du travail), organisations syndicales de salariés et monde de la recherche.

Un programme d’expérimentations en environnement réel

Le projet est constitué de plusieurs boucles d’apprentissage successives autour des phases suivantes : co-création, exploration, expérimentation, évaluation. Courant sur trois années, le projet en est actuellement à la mi-temps avec un programme d’une dizaine d’expérimentations dans une douzaine d’entreprises. Le programme d’expérimentations a été́ conçu lors d’une première phase d’immersion en entreprises, en observant des pratiques remarquables de retour et de maintien en emploi – remarquables au sens de leur capacité́ à répondre aux besoins de la situation, tels que définis par les protagonistes : les salarié.e.s concerné.e.s, les collectifs, les managers, etc. - et en les « montant en généralité́ » pour pouvoir les envisager au-delà̀ de la situation dans laquelle elles ont émergé́. Ces pratiques ont ensuite été́ discutées avec les contributeurs du projet : partenaires institutionnels, chercheurs, organisations syndicales...

Ressource

"Concilier travail et cancer - Éléments de réflexion et pistes d’innovation pour une meilleure qualité de vie au travail" : lien vers la publication de l'observatoire Agefiph (02.2021)

 

[1] Le cancer du sein concerne une femme sur neuf, pour la moitié d’entre elles, il survient au cours de la vie active

[2] On pense ici par exemple à l’ensemble des travaux de recherche de Dominique Lhuilier et de Anne-Marie Waser

[3] Célérié, S., 2008, « Cancer et activités professionnelles des malades : les enseignements de trente ans de littérature internationale sur le thème », Sociologie de la santé, n° 28.

Publié le 18 Février 2025